Coup de gueule : le coup de foudre social

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 Un coup de gueule de Marc Sinnaeve,
Chargé de cours en Presse et Information à l’IHECS et militant PAC


Depuis la fin des années 1980, certes, on note une intervention accrue de l’acteur étatique dans la concertation. Mais, jusqu’ici, à l’exception de la seule loi de la majorité tripartite sortante sur le gel de la marge d’augmentation salariale, le gouvernement a toujours situé son action en aval de la dynamique des pourparlers entre employeurs et syndicats : après constat d’un blocage de la négociation, ou pour en «huiler», financièrement, les rouages. Rien de tel, cette fois. L’exécutif fédéral décide avant même le début du dialogue social, à la place des acteurs patronaux et syndicaux… Et il les invite, pour la forme, à discuter après coup, sur base de son propre agenda, comme on invitait, jadis, au château les métayers méritants et leurs épouses à venir prendre le thé le dimanche après-midi.

Pareille démarche transpire la suffisance, et son contenu représente une attaque en règle des fondements, déjà ébranlés, de la cohésion sociale. Mais, en outre, donc, elle constitue une transgression inédite du pacte social de 1944, dont l’esprit et les conventions ont fait de la Belgique un modèle de pacification sociale.

 

Les jugements borgnes

Le gouvernement actuel, c’est-à-dire, aux yeux de la loi, le garant lui-même du système de relations collectives du travail, s’autorise, par son action, un décadrage total de la concertation sociale, une rupture d’une ampleur inédite des règles de celles-ci. Il devient alors difficile, voire intellectuellement aléatoire, de dénoncer une rupture « sauvage » des règles du droit de grève. De même, il peut paraître borgne ou, à tout le moins, partisan de condamner le manque d’encadrement, l’irrespect ou l’anarchie des mouvements de riposte d’une partie de la base syndicale.

Ce dont il s’agit dans les rues et sur les rails bloqués n’est pas question d’humeur, fût-elle mauvaise, de jacquerie médiévale ou de manipulation politique extrémiste. Il y a opposition. Il y a contestation. Il y a colère. Il y a révolte. Elles sont non pas spontanées ou émotionnelles, mais réfléchies, nourries. Par l’injustice, patente. Par la détérioration du bien commun, du service public, de la santé, du travail, de l’emploi, du bien-être, de la société. Par le caractère idéologique transparent de la gouvernance économique de l’équipe Michel. Par l’obstination de la nouvelle majorité de conduire à son tour, en Belgique, une politique radicale de compétitivité salariale et de réformes structurelles du marché de l’emploi.

Ceci se déroule, il est important de le souligner, au moment même où tout le monde en Europe et en dehors, de la Banque centrale à la Maison Blanche, du FMI au G20, des économistes hétérodoxes aux orthodoxes eux-mêmes, où tout le monde, donc, à part peut-être Madame Merkel (comme l’aurait dit le chanteur Renaud), admet que la gouvernance budgétaire européenne et les politiques compétitives de l’offre, menées conjointement dans la zone euro depuis 2010, ont étouffé la demande, déprimé les marchés intérieurs, enlisé les économies, appauvri les populations et augmenté les inégalités. Tout en renforçant le régime de financiarisation de l’économie, peut-on ajouter.

 

Un moment de haut voltage

Alors, oui, on le comprend et on le sent : il y a ébullition dans les esprits et le feu aux cœurs. On est dans ce que Christian Salmon, l’auteur de Storytelling et de La cérémonie cannibale, appelle des moments de « haut voltage », et Gilles Deleuze des « devenirs révolutionnaires ». L’électrisation du corps social ne saurait, pour autant, être taxée d’irrationnelle, au motif qu’elle n’apporterait pas de solution. Le reproche, implicite, ne tient d’ailleurs pas : les syndicats sont porteurs d’un élan de mobilisation, mais également d’un volant de propositions alternatives façon « Tapas » (comprendre There are plenty of alternatives). La vieille Tina thatchérienne (There is no alternative) a fait son temps : l’avenir de nos sociétés n’est pas voué à sa cuisine austéritaire, il se fortifierait, démocratiquement, rien qu’en consultant le menu varié de Tapas.

De ce point de vue, les coups de tonnerre qui résonnent libèrent des champs de possibles. Les coups de foudre qui s’abattent sur l’accord de gouvernement fédéral signifient le retour du peuple absent. On peut les taxer de prématurés ou de gratuits, ils ont déjà transformé en profondeur la perception publique de l’enjeu. Car, comme le rappelait le philosophe allemand Peter Sloterdijk, « c’est leur colère synchrone contre l’arrogance sans bornes des puissants qui a appris aux petites gens qu’elles voulaient désormais être des citoyens ».

C’est le grand mérite du mouvement social à l’œuvre. Il est en train de déplacer le débat public de la scène médiatique du pouvoir vers la scène de la place publique. Il fait entendre un autre langage que celui du pouvoir. Et c’est précisément lorsque l’on reprend le droit de nommer les choses autrement, d’abattre les clôtures discursives et les murs mentaux, que l’on crée les conditions d’un enrichissement du choix politique. Qui, lui-même, rend possible le changement social. C’est un enjeu de démocratie.

 

Arrêter de faire comme si on ne savait pas

 

Car la vraie victoire du régime capitaliste, dans sa phase contemporaine, est de fonctionner à la manière de ce qu’Isabelle Stengers appelle un processus d’«expropriation systématique de notre capacité de penser, ensemble, ce qui nous arrive ». Le phénomène s’est accru et accéléré au fil du temps, en générant une sorte d’anesthésie mentale, en raison même de la « perte de temps » que supposent la pensée, la réflexion.

Certes, le niveau moyen d’éducation, d’information et de compréhension est devenu tel aujourd’hui que tous, peu ou prou, nous savons. On sait que le cours actuel des choses nous mène droit dans le mur. On le sait. Et, pourtant, comme disait De Gaulle, on y va tout droit, parce qu’on doute d’être capable d’imprimer au futur un autre cours que celui de la certitude du pire. Alors, on fait comme si on ne savait pas. Comme si on ne savait pas que ce n’est pas le laxisme des Etats, mais le capitalisme financier hégémonique qui est à l’origine de la crise générale des comptes publics en Europe. Comme si on ne savait pas que ce n’est pas l’inaction ou le manque de volonté des personnes sans emploi qui est la cause du chômage de masse, mais le manque d’emplois disponibles et les politiques de relance par le libre-échange et la compétitivité en vigueur depuis 40 ans.

On fait comme si. Résultat : le sentiment de notre « vraie-fausse impuissance » est la perception la plus largement partagée et la plus anxiogène qui soit au sein de nos sociétés de distraction massive.

En cela, si l’on veut bien ne pas confondre causes et conséquences, la lutte sociale qui s’engage sur les voies ferrées n’est pas un coup « égoïste » ou corporatiste porté aux « usagers les plus faibles » du train (La Libre, 22 octobre 2014). Elle est une façon d’arrêter de « faire comme si » : comme s’il était inévitable de faire payer la facture de la criminalité financière aux populations. Comme si la réduction drastique annoncée des moyens du service public, en Belgique comme en dehors, n’allait pas accroître, structurellement, la vulnérabilité au sein du corps social tout entier, ainsi que les manifestations de méfiance, de rejet, d’égoïsme, réel celui-ci, qui en sont les effets secondaires.

A l’inverse, ceux qui se lancent dans le mouvement social le savent : dans l’action, on est connecté aux raisons de sa lutte ainsi qu’à celles des autres. Le coup de foudre n’est jamais loin.

 


Les cheminots, cœur de la résistance sociale

Que les cheminots, dès aujourd’hui comme demain, soient à la pointe du mouvement n’a rien à voir avec un quelconque corporatisme. De tout temps, les travailleurs du rail ont été au cœur de la résistance sociale, comme l’ont montré tant d’œuvres littéraires ou cinématographiques. Parce qu’ils sont l’incarnation et la conscience politisées (au sens le plus général du terme) du service public. Et parce qu’ils appartiennent à une entreprise-secteur économiquement stratégique, l’impact de leurs actions est sans commune mesure. Alors que les salariés syndiqués d’autres secteurs, bien que plus nombreux, éprouvent plus de peine à mobiliser et à agir avec la même force en raison de leur dispersion dans un très grand nombre d’activités et d’entreprises. Pour cette raison, bien que répondant à des considérations d’ordre économique, la filialisation de la SNCB, la privatisation ou la libéralisation des chemins de fer, l’introduction d’un service minimum sur le rail sont aussi autant de manières de tenter de fragmenter la puissance unitaire des cheminots.