Coup de gueule : les libéraux doivent sortir de leur rhétorique doctrinaire

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On notera au passage que l’accent mis sur la « nécessité » de telles réformes tend à transformer une politique possible, à soumettre au débat démocratique, en une quasi-injonction rhétorique (ou politique) à prendre des mesures trop longtemps postposées. C’est la première illusion : ces réformes ne sont rien d’autre que la poursuite et l’accentuation, à la faveur de « la crise », des politiques économiques d’inspiration orthodoxe du Consensus de Washington, formalisées en 1990 comme des conditions nécessaires du développement et de la croissance dans tous les pays : libéralisation, privatisation, ouverture extérieure, bonne gouvernance.

Pourtant, Georges-Louis Bouchez déplore, lui aussi, en visant surtout la partie francophone, une « incapacité structurelle » du pays à « réformer son marché de l’emploi et ses structures économiques depuis de nombreuses années ». En débattre serait même « devenu tabou », prétend-il, contre la réalité même de la réalité. De quoi, alors, est-il question dans les recommandations de la gouvernance européenne, dans les mémorandums pré et post-électoraux des organisations patronales, dans les revendications portées par les mêmes, depuis trente ans, à la table de la négociation interprofessionnelle ? Comment qualifier, sinon de réformes structurelles, tout une série de décisions gouvernementales effectivement adoptées au cours des deux dernières décennies : transformation « structurelle » de l’indice des prix à la consommation, déterminant le processus d’indexation automatique des salaires, en « indice-santé » en 1994, durcissement « structurel » des conditions d’accès à la prépension en 2005 avec le Pacte des générations, accentuation « structurelle » des mesures d’activation et du caractère dégressif des allocations de chômage en 2012, réductions « structurelles » (de l’ordre, désormais, de 11 milliards d’euros par an) des cotisations patronales de sécurité sociale depuis le début des années 1980… Tabous ?

Briser une lance contre le « conservatisme » des syndicats peut apparaître, dans cette optique, comme une arme de distraction massive. Ou… comme un ballon d’essai de l’éventuelle future majorité de droite dans sa volonté d’affaiblir structurellement les organisations syndicales, ainsi que le directeur du Crisp Jean Faniel en développe l’hypothèse, en ciblant les marges de manœuvre et les capacités de mobilisation des syndicats (droit de grève), le niveau le plus centralisé des négociations entre interlocuteurs sociaux (la négociation interprofessionnelle, qui est le fondement de la logique de solidarité privilégiée par les syndicats belges), ou encore les ressources et la légitimité syndicales. Même tirées à blanc, les premières salves (sur le service public minimum en cas de grève, par exemple) sont édifiantes. Ainsi, celle du MR montois. La représentativité syndicale, avance-t-il, serait surestimée par un taux d’affiliation (un des plus élevés d’Europe) lié la fonction, « gestionnaire » plus que politique ou sociale, de caisse de versement des indemnités de chômage. La puissance des organisations de salariés, si on le suit, reposerait sur une « imposture » ou appropriation artificielle des adhésions et des cotisations d’une partie des affiliés. A moins que ce ne soit l’argumentaire qui, ici aussi, repose sur du sable…

S’il est indéniable que le taux de syndicalisation élevé en Belgique doit en partie au rôle assumé par les syndicats dans le versement des allocations de chômage, le facteur est loin d’être suffisant pour pouvoir conclure, comme s’y hasarde M. Bouchez, à l’opacité de la légitimité syndicale.

D’abord parce que ce rôle repose sur la légitimité historique des caisses de secours et d’indemnisation du chômage que les organisations syndicales ont mises en place à l’époque où les employeurs refusaient le principe de « payer des travailleurs  à ne rien faire » et de leur donner, ainsi, la latitude de refuser un emploi dont les conditions ne leur conviendraient pas. L’assurance-chômage a été la dernière forme de protection sociale que les organisations patronales ont refusé de rendre obligatoire avant la guerre 1939-1945…

La fonction, institutionnellement reconnue, que remplissent les syndicats dans la gestion d’instances et de mécanismes de la sécurité sociale est par ailleurs le fruit d’un grand accord social conclu entre interlocuteurs sociaux au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Le propre de ce grand compromis, c’est qu’il est inclusif, intégrateur, structurant, porteur de cohésion et de paix sociale. On ne peut le remettre en question sans cibler l’autonomie et la place de l’ensemble des partenaires sociaux (fédérations patronales comprises) dans le système de concertation et de sécurité sociale.

Vouloir que « chacun revienne à ses missions », c’est dès lors invoquer une logique qui n’existe pas (l’Etat n’a jamais payé d’allocations sociales dans le système moderne de sécurité sociale) et attiser une conflictualité sociale contraire aux intérêts mêmes des entreprises.

C’est oublier, un peu vite aussi, que le versement d’allocations de chômage n’est pas un acte strictement technique. La complexité, l’infinie variété de situations individuelles et les conflits d’intérêt avec l’administration de l’ONEM auxquels la législation du chômage confronte les usagers, rend souvent indispensable l’accompagnement, l’expertise et l’intervention des spécialistes « chômage » des syndicats. Leur rôle s’inscrit bien dans la mission historique de défense des intérêts des travailleurs face à l’arbitraire des pouvoirs, qu’ils soient économiques, politiques ou administratifs. Dans le cas présent, leur interaction permanente avec leurs homologues de l’ONEM est un gage d’efficacité autant pour le budget des ménages de personnes sans emploi que pour celui de la Sécurité sociale, précisément parce qu’ils ont continuellement « le nez dans les comptes » de chacun et de tous. Le coût, en termes de perte d’efficience, d’un transfert de la mission à l’Etat, comme le préconise le MR, a de quoi faire réfléchir tout le monde, à commencer par un libéral « du 21ème siècle ».

Un coup de gueule de Marc Sinnaeve, Militant PAC et Chargé de cours d’information sociale à l’IHECS